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Site de Taupes : Carnet de bord Résidence Moscou - janvier 2010

Jeudi 14 :rencontre chez Joëlle Montech du Lycée Français avec plusieurs artistes russes. La rencontre physique remplace les mails à distance. Discussions, zakouskis, vin et camembert français, jus de fruit pour les conducteurs. Nous organisons le planning précis avec d’une part Elena Belyaeva, la traductrice (lundi après midi) et d’autre part avec Evguénii et Daniil : quatre séances de trois heures.

Vendredi 15 janvier.

Séance de discussion. Les objectifs : se mettre d’accord sur le contenu et la méthode. Il s’agit d’une recherche sans objectif de résultat. Contenu : travailler sur la dramaturgie du spectacle.

Evguénii introduit le travail : Il y a une facilité puisque l’auteur est vivant, présent. Nous pourrons avoir des réponses de la source. En revanche, cela peut être aussi une difficulté. Nous la dépasserons en oubliant demain que je suis l’auteur. Je serai l’interprète, Evguénii, le metteur en scène, Daniil l’interprète (et aussi comédien pour aider aux exercices). Mardi, Anna remplera Daniil.

Evguénii m’interroge ensuite sur l’idée du texte. Il résume la dramaturgie russe telle qu’il la conçoit et pose les questions en ce sens. Quel est l’évènement initial, celui qui fait que la pièce démarre ? Quel serait l’évènement majeur ? Ici, il met un conditionnel car le metteur en scène peut intervenir sur la définition de cet évènement. Selon lui, le metteur en scène n’intervient pas sur l’évènement initial. Je lui donne des réponses, entre autres, celles qui sont contenues dans le dossier de dramaturgie (cf sur ce même site) en affinant selon la conversation. Le fait que mes pas soient un métadrame influence notre analyse. On peut rendre l’évènement initial plus ou moins clair et ainsi faire évoluer l’idée de fond. On peut même décider tout ou partie de cette évènement. Il m’interroge sur le but du narrateur, du héros, sur des évènements mineurs. Ce sont ces évènements qui font le spectacle. Il sépare bien l’idée de l’auteur, du metteur en scène, des interprètes et le spectacle lui-même. Les spectateurs n’ont pas à savoir tout. Ils sauront les évènements. Pour le reste, c’est notre histoire. Ses questions sont précises. Il souhaite des réponses concrètes. Il les a.

Visiblement, il a déjà fait ce travail avec Daniil. Il confronte ce que je dis avec ce qu’il avait analysé.

C’est un intérêt de cette séance. Sur le fond, nous sommes d’accord. Nous nous confirmons les points de vue. Sur d’autres éléments, il complète, donne un autre point de vue, m’interroge sur des éléments nouveaux, ou m’interroge différemment sur des éléments déjà travaillés par l’équipe française.

Par exemple, il donne une vision du chaman que je n’avais pas encore lu ainsi. Pour lui, c’est comme si un chaman, un prophète, faisait son rituel depuis les montagnes d’alentours du Baïkal, pour que le personnage se perde sur le Baïkal (évènement majeur selon l’analyse du jour) et survive. Il corrobore cette image par le fait que le rêve d’inspiration chamanique intervient par bribe tout le long du texte pour exploser au moment du Baïkal. C’est parallèle au chemin que j’ai fait (en tant qu’auteur) en écrivant ce rêve d’un seul morceau et le découpant ensuite au fil des versions. Mais cela a l’avantage d’être concret et plus seulement une idée d’écrivain. Il dessine même au tableau cette histoire. Je propose à Evguénii une nuance à l’histoire du Chaman : le rituel se contentera de vouloir que le narrateur se perde, car le diagnostic de l’homme-médecine est que la perte est nécessaire au héros. Le rituel lui laissera le choix de l’issue à donner à cette perte. Le rituel durera autant que nécessaire à l’expérimentation des différentes issues par le héros pendant son rêve, pendant sa perte. Quelque soit l’issue que le narrateur choisira (l’issue que l’équipe choisira), il est certain que l’issue est une renaissance du héros (l’avrora sera belle en cette fin d’insomnuit).

Nous faisons une pause pour écouter et voir un artiste russe : Mamonov Pietr (voir liens). C’est un artiste connu (et qui vit dans la misère) en Russie. Evguénii explique pourquoi il a pensé à cet artiste en lisant, en écoutant mon travail, en écoutant mes objectifs quand je lui ai proposé que nous travaillions ensemble. La chanson спишь не спишь.mp3 comporte un texte répétitif (tu dors ? tu ne dors pas ? Pourquoi tu dors ?....). http://www.youtube.com/watch ?v=MzhkKbEG5J4 http://www.youtube.com/watch ?v=0AX3Dt9xU_g&feature=related http://www.youtube.com/watch ?v=W1Dl1D3QGAk&feature=related http://www.youtube.com/watch ?v=NwXj9iI1hw0&feature=related Nous évoquons aussi des films, des histoires pour nourrir notre matière commune.

Méthode : Il propose que demain, nous essayions des exercices à base de biomécanique créé par Meyerhold. Par la répétition des mots et des gestes de cette méthode, il pense m’aider dans ma recherche.

Da zaftra

Dimanche :

Deux exercices de biomécanique. Pendant les trois heures, avec Daniil, nous répèterons 4 phrases. En cherchant avec beaucoup de lenteur et d’écoute de notre corps, des gestes mécaniques. Les exercices alternent avec des commentaires de Evguénii et l’expression de notre ressenti.

Lundi

Même exercice que la veille. Durant 50 minutes, deux phrases en boucle avec recherche de gestes biomécaniques. Sur des signes bien précis, les gestes et les phrases reviennent à l’intérieur, changent et ressortent à l’oral. « Cinquante » à l’oral en russe ressemblent à « dix-sept » et le mot « minute » est un mot transparent, ce qui fait que j’ai cru entendre que nous avions fait cet exercice pendant 17 minutes seulement. Jamais je n’ai fait un tel travail sur le corps. La fatigue arrive puis repart, elle est en trop. On découvre d’autres gestes possibles qui de mécaniques, voire mathématiques, deviennent organiques. Je trouve des gestes que je n’ai jamais fait et qui pourraient faire partie de mon « catalogue ». J’en fait l’analogie avec l’écriture. Tous les mots que j’ai utilisés dans mes pas existent (ou presque) et ce que j’en fait n’est pas la « normalité ». De la même manière, la voix, des intonations sont nouvelles On enchaine avec le début du texte. Je dois démarrer le spectacle : texte, mouvements, spectateurs. Bonne piste de travail. J’ai un sentiment de jonglage entre les consignes. De dépasser une frontière. Elle réapparait, elle disparait. Mes pas avancent dans une direction imprévue, inconnue.

A suivre Da zaftra

Mardi

Nous avions convié Anatolie à accompagner le travail avec sa guitare. Nous avions déjà travaillé ensemble (cf. essai d’extrait sur le même site). Il est venu avec son fils, Yvan (Ou Vania). Nous sommes ainsi trois instruments : Anatolie à la guitare, Yvan à la percu et au piano et moi à la voix et aux mouvements. Ils ne parlent pas le français et moi, toujours pas le russe. Nous repartons des exercices biomécaniques de la veille pendant la première heure. Cela me permet de repartir, de me chauffer et de donner aux musiciens les règles du jeu. Cela permet aussi à Evguénii de me donner les gestes que je reproduis souvent et ceux qui semblent être nouveaux pour moi et plus intéressants, plus en accord avec le texte et l’état. Nous finissons par une impro sur le prologue. Je prends le temps de démarrer. Un long silence. Un premier mouvement apparait. Je le fais naitre. Il accompagne la première phrase. Les musiciens commencent aux aussi. J’enchaine en dialogue avec eux. Le prologue est ainsi dit trois fois en boucle. Je cherche sur plusieurs pistes vocales et gestuelles.

Vocale : Être en rythme avec les musiciens, les suivre, leur suggérer des changements, être en arythmie avec eux, être en accord mais en jouant sur des temps plus long ; répéter des phrases, des mots, des syllabes, chanter, psalmodier,...

gestuelle : mouvements mathématiques, robotiques, répétitifs sur un ensemble de phrases, organiques, lents, rapides, petits, volumineux,...

Ce que j’en retiens aujourd’hui. Cela m’amène ailleurs que dans une psychologie et j’apprécie ; sur des territoires nouveaux ; des mouvements nouveaux, une écriture du mouvement que j’analogise avec l’écriture textuelle : Ils ne sont pas normaux mais certains donnent le sentiment troublant qu’ils pourraient le devenir (il reste encore du travail), devenir une normalité, la normalité du narrateur, comme certains auditeurs de lecture reconnaissaient l’écriture poétique en ayant le sentiment que le narrateur s’exprimait ainsi et qu’ils avaient donc reçu la poésie facilement.

Evguénii sera heureux du résultat. Il suggère de continuer à chercher pour ne retenir que deux ou trois gestes par « scène ». Ces gestes mis bout à bout pourraient raconter le spectacle. Ils suggèrent d’autres idées encore.

J’ai le plaisir d’un « territoire mouvementé » que je n’avais jamais exploré. J’ai l’intuition que cela peut apporter des éléments nécessaires au projet de l’auteur interprète, que nous devons creuser ce travail. J’ai la sensation d’une dissociation possible entre le corps et le texte. Ces mouvements peuvent apporter une folie, un décallage, une expression plus importante du narrateur : quoi en faire, que doit-il en rester ? J’ai le sentiment d’un outil à intégrer pour aller plus loin, ailleurs que la narration réalisée avec je me souviens mon père. Cela m’en a révélé le désir et la nécessité. C’est déjà pas si mal.

A suivre

Philippe, le 20 janvier, entre Moscou et Bordeaux, via Amsterdam.