BILAN DE LA RESIDENCE DE BACAU 15-24 OCTOBRE – LYCEE DES ARTS DE BACAU
Musiciens roumains : Gabriela Mihaï : voix. Mihai Balan : percussions et vibraphone. Elvis Condrea : piano. Flaviu-Marius Panaite : piano et percussion Ionut Georghues : accordéon.
Cette résidence, programmée dans le cadre du Festival International de Théâtre Francophone de Bacau en partenariat avec l’université et le Lycée des Arts, nous permet de rencontrer et de travailler avec des artistes musiciens roumains qui n’ont pas ou peu d’expérience théâtrale.
Objectifs de la résidence :
1) Rechercher, expérimenter le texte d’un point de vue musical. Le travail avec des musiciens étrangers qui ne parlent pas forcément le français permet de laisser de côté le sens du texte pour se focaliser sur la musique de la langue. 2) Confronter le texte et son interprétation dans les lieux de son inspiration et de ses premiers jets d’écriture. 3) Accumuler de la matière sonore sur laquelle nous pourrons nous baser par la suite (ou pas). 4) Ecouter le retour de tiers francophones non-natifs sur le projet. 5) Répéter et parvenir à créer un projet commun dans un temps condensé pour en proposer une sortie publique.
Méthode :
Le premier jour, nous présentons aux musiciens les grandes lignes de Mes Pas captent le vent (construction, fable, thématiques) et Philippe réalise une lecture partielle du texte, jusqu’à la place rouge). Lors de nos réflexions sur la formulation de la proposition de résidence, un point nous paraissait essentiel : nous placer de suite en situation d’échange, et non en direction préétablie, avec une mise au service de nos attentes. Nous envisageons ces dix jours à Bacau comme une période d’expérimentations, de tentatives et de recherches. A un an de la première, c’est devenu un luxe dans le temps de création, nous nous offrons la possibilité de chercher et de nous tromper. Quoi qu’il en soit, ce risque reste somme toute limité puisque, si nous ne savons pas encore dans le détail où nous allons, nous savons où nous ne souhaitons pas nous rendre. Le texte, principal élément, nous le rappelle. (Voir les comptes-rendus précédents et le dossier dramaturgique).
Suite à cette première plongée dans Mes pas…, nous laissons les musiciens libres de nous faire entendre les airs, les musiques et les sons que cette approche leur inspire pour ensuite réfléchir et éprouver leurs intuitions. Notre méthode de travail et notre ouverture les enthousiasment beaucoup car, à l’exception de Mihai, ils n’ont jamais travaillé avec un comédien sur un texte de théâtre. Les idées fusent, ils n’hésitent pas à nous fournir de la matière et sont vite dans la production. Les propositions sont riches et variées ; Gaby propose Dragua mama (« chère maman » en français, une chanson roumaine), une chanson d’opéra empreinte d’émotions, Flavio-Marius la valse Sous les ciels de Paris, Elvis et Mihai une musique de jazz ambiance piano-bar, Les nuits de Moscou. A nous maintenant d’être précis et d’affiner nos arguments pour nous faire comprendre.
Recherche :
Les musiciens intègrent rapidement ce qui fonde notre projet commun, musique et texte se retrouvent en accord sur les intentions premières de Mes Pas… au point que le texte cède certaines de ses intentions à la musique. Le « patom patom » du train est ainsi pris en charge par les percussions et n’a plus besoin d’être prononcé par Philippe. La musique trouve sa place, marque des silences, repart sans la parole. Ces principes établis, le travail de recherche commence. Méfiance de la séduction
Nous devons nous méfier du pouvoir séducteur de la musique. Lorsque Flavio-Marius nous propose Sous le ciel de Paris, les musiciens commencent à chanter et à rire. La valse est gaie et entraînante, et leur renvoie l’image édulcorée de Paris. Si elle apparaît pendant la lecture, nous pouvons compter sur sa force d’émotion et sur la connotation explicite. Par ailleurs, elle détermine le narrateur, en lui donnant une nationalité et en le situant historiquement. Ces deux éléments sont en contradiction avec deux invariants déjà établis : laisser le personnage à son histoire et refuser les ornements efficaces. Nous rejetons donc la proposition.
Cet écart nous permet d’affirmer qu’il serait par contre intéressant de composer un morceau qui renvoie le même type d’imaginaire mais sans la connotation française ou trop occidentale qui agirait à la matière d’un clin d’œil russe ou de l’est. Il resterait ensuite à voir si cet appel reste ponctuel ou prend le statut d’un thème. Accords et désaccords
Même si nous leur avons transmis les grandes orientations du texte, la langue de Mes pas… n’est pas une langue de conversation et, francophones ou non, les musiciens roumains ne peuvent pas saisir tout le sens du texte (ce qui constitue d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle nous avons choisi de travailler avec eux). Ils se dirigent ainsi naturellement vers le jeu de Philippe et se placent en accord avec ses intentions. Si elle peut l’être à certains passages, il apparaît vite que la musique ne doit pas se plaquer sur le texte car elle devient redondante et illustrative. Pour aller contre cet effet, nous indiquons alors aux musiciens des attaques différentes. Nous les invitons à créer leur propre histoire, à suivre leur propre ligne dramaturgique, à ne pas chercher constamment à se caler dans celle des autres, pour se rassembler seulement à certains passages précis. De la même manière, Philippe tend à se laisser happer par le rythme, les émotions et perdre ses intentions, ses nuances. Nous cherchons ensemble comment donner du relief aux différentes lignes d’écriture, en les incitant notamment à jouer sur les dissonances, à casser le rythme de leurs partitions, à en accentuer certains moments. Ainsi, dans le passage du métro, le morceau « Draga mama » s’organise en polyphonie (musique atonle) pour arriver ensuite à l’harmonie, à l’histoire commune.
La création des lignes polyphoniques nourrissent et enrichissent le texte. Les histoires se superposent, comme des mondes parallèles. Dans le passage du transsibérien, qui rend compte de la monotonie du voyage, la musique du vibraphone crée des images que nous ne pouvions envisager : on se croit tour à tour dans un conte, chez Tim Burton, ou dans un cauchemar de (trouver le nom de cet expressionniste russe). L’ordinaire du train devient extraordinaire. Le réel pourrait tendre vers l’irréel.
Pour relier l’ensemble, en référence à l’Opéra, Elvis, non-francophone, propose un thème particulier quand le personnage de Jeanne est cité. Cette proposition est retenue pour la sortie publique. De retour en France, ce simages et ce son seront mis sur le site . Nous les écouterons poit (in)valider des choix, des méthodes de travail.
Sortie publique :
En vue de la sortie publique, après 4 jours de recherches, nous récapitulons les parties du texte que nous avons travaillées. Nous serons face à un public francophone et non-francophone a priori constitué d’élèves, d’étudiants et d’enseignants. Afin de répondre aux objectifs que nous nous sommes fixés (recherche musicale), plutôt que de mettre en place une lecture intégrale du texte, nous choisissons de présenter les extraits travaillés avec la musique, équivalent à environ la moitié du texte.
Au bout de cette semaine, 5 extraits sont retenus :
Prologue : Marius (piano), Gaby (voix), Mihai (vibraphone). Métro (pp.9-11) : Elvis (piano), Mihai. Place rouge (pp.11-13) : Elvis(piano), Mihai (vibraphone), Gaby, Ionut Transsibérien : Mihai, Marius (percu), Ionut Tendre Jeanne (pp.) : Marius (piano), Gaby, Mihai (vibraphone).
Bilan :
De notre point de vue, les principaux objectifs établis avant la résidence sont pleinement remplis : ces dix jours nous ont permis de découvrir et de tester des pistes que nous n’avions pas encore éprouvées et auxquelles nous n’avions pas songé a priori (notamment l’opéra, la récurrence d’un thème et la présence d’une vois féminine).
Même si nous étions porteurs du projet, l’implication et la force de proposition des musiciens ont vite rendu le projet commun. Ils se sont emparés de la matière offerte par la langue pour y fondre leur propre matière. La présentation publique qui a suivi n’était pas notre présentation avec des musiciens roumains mais bien une version roumaine du projet, qui ne pourrait pas se réaliser sans eux. Forts de cette réussite, nous pouvons d’ores et déjà envisager que les prochaines sessions de recherche devront réaliser cet objectif.
Le texte a continué son évolution. Certaines parties ont été confiées à la musique et donc coupées. D’autres coupes ont été faites accentuant le texte autour des enjeux principaux définis dans le dossier dramaturgique et réaffirmés lors des différentes rencontres (répétitions, cours, discussion post-lecture). Il est à noter que certains mots ont été entendus lors de la sortie publique (des adjectifs en particulier) alors que Philippe les avaient coupés la veille.
L’état du travail étant suffisamment avancé, une présentation publique a pu avoir lieu. La rencontre avec le public nous a permis de confirmer : la capacité de suggestion de des) voyages(s) autant pour les francophones avertis que pour les autres, les sons, le rythme, la présence de l’auteur-interprète, le risque de l’interprétation qui oeut se faire happer, la nécessité du travail du texte en dehors de la présence de la musique, le dialogue permanent de moments spécifiquement musicaux ou textuels.
En plus de ce bilan très positif concernant la recherche, ces dix jours ont été humainement très riches. Nous avons éprouvé les différentes temporalités du voyage, nous sommes retrouvé dans l’état de celui qui apprend à lire, nous sommes confronté à une langue qui nous est étrangère. Bref, nous avons marché dans les pas du narrateur. La pertinence du choix de résidences à l’étranger se confirme.
Marie Duret-Pujol, Bacau, le 25 octobre 2009